Cour d’appel de Paris, le 28 août 2025, n°24/14104

La jouissance privative d’un bien indivis par l’un des coindivisaires et la question de l’indemnité d’occupation qui en découle constituent un contentieux récurrent du droit des biens, particulièrement dans le contexte de la séparation de concubins. L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 28 août 2025 offre une illustration significative des conditions dans lesquelles cette indemnité peut être mise à la charge de l’occupant.

En l’espèce, deux concubins avaient acquis en indivision, par moitié chacun, un bien immobilier le 25 septembre 2009, financé par un emprunt bancaire. À la suite de la séparation du couple, l’un des indivisaires a quitté le domicile le 15 mars 2023, l’autre demeurant seul dans les lieux. L’indivisaire ayant quitté le bien a assigné son ancien compagnon devant le tribunal judiciaire de Créteil aux fins d’obtenir sa condamnation au paiement d’une indemnité d’occupation.

Le tribunal judiciaire de Créteil, statuant selon la procédure accélérée au fond le 23 juillet 2024, a débouté la demanderesse de l’ensemble de ses prétentions. Les premiers juges ont considéré que l’occupation privative n’était pas établie dès lors que le départ de la requérante résultait de sa propre volonté dans un contexte de mésentente partagée.

La cour d’appel était ainsi saisie de la question suivante : l’indivisaire qui demeure seul dans le bien indivis après le départ de son cotitulaire est-il redevable d’une indemnité d’occupation au sens de l’article 815-9, alinéa 2, du code civil, lorsque ce départ trouve son origine dans le comportement fautif de l’occupant ?

La Cour d’appel de Paris infirme le jugement sur ce point et condamne l’intimé au paiement d’une indemnité d’occupation de 1 720 euros par mois à compter du 15 mars 2023. Elle retient que le départ de l’appelante résulte du « comportement obsessionnel et jaloux » de son ancien compagnon, caractérisé par une surveillance intrusive au moyen de caméras et d’applications de géolocalisation, puis par des interdictions répétées d’accéder au bien.

Cette décision invite à examiner les conditions de caractérisation de la jouissance privative au sens de l’article 815-9 du code civil (I), avant d’analyser les modalités de fixation de l’indemnité d’occupation retenues par la cour (II).

I. La caractérisation de la jouissance privative : l’exclusion de fait du coindivisaire

La cour rappelle le cadre juridique applicable en précisant les conditions de la jouissance privative (A), puis applique ces critères aux circonstances de l’espèce pour retenir la responsabilité exclusive de l’occupant (B).

A. Le rappel du critère de l’exclusion du cotitulaire

La cour énonce que « la circonstance que l’un des titulaires d’un droit de jouissance indivise occupe seul l’immeuble ne caractérise donc pas, en soi, une occupation privative, laquelle suppose en outre que son occupation exclue la même utilisation par son cotitulaire ». Cette formulation reprend une jurisprudence constante de la Cour de cassation selon laquelle la seule occupation solitaire ne suffit pas à caractériser la jouissance privative au sens de l’article 815-9, alinéa 2, du code civil.

Le texte dispose que « l’indivisaire qui use ou jouit privativement de la chose indivise est, sauf convention contraire, redevable d’une indemnité ». La cour précise utilement que cette jouissance privative « peut résulter d’une situation de droit telle qu’une décision de justice, ou d’une situation de fait comme le comportement abusif de l’occupant empêchant le cotitulaire de jouir de cette même occupation ». Cette distinction entre impossibilité de droit et impossibilité de fait structure l’analyse juridique applicable en la matière.

L’arrêt confirme ainsi qu’un départ volontaire de l’un des indivisaires, motivé par la simple mésentente du couple, ne saurait à lui seul fonder une demande d’indemnité d’occupation. Encore faut-il établir que l’occupant a, par son comportement, exclu son cotitulaire de la jouissance du bien.

B. L’imputation du départ au comportement fautif de l’occupant

La cour relève que l’intimé a lui-même reconnu par écrit avoir épié sa compagne au moyen d’une caméra installée dans le logement et l’avoir géolocalisée via une application téléphonique. La juridiction cite les messages produits aux débats : « je suis sincèrement désolé pour la caméra » et « je t’ai pisté grâce à l’appli ». Ces éléments caractérisent selon la cour un « harcèlement » justifiant le départ contraint de l’appelante.

Au surplus, la cour retient que l’intimé a installé une nouvelle compagne dans le bien indivis, comme en attestait la modification de la boîte aux lettres. Elle relève également les refus opposés par l’intimé aux demandes d’accès de son ancienne compagne, dans des termes particulièrement explicites : « Ce n’est pas un moulin le loft ! Et je ne souhaite pas que tu viennes quand je ne suis pas là ».

La cour en déduit qu’« il y a donc bien eu impossibilité de fait pour Mme [R] d’occuper le bien, nonobstant sa possession des clefs ». Cette précision est essentielle : la détention matérielle des clés par l’indivisaire évincé ne fait pas obstacle à la reconnaissance de la jouissance privative lorsque l’accès effectif au bien lui est concrètement interdit.

II. Les modalités de fixation de l’indemnité d’occupation : entre valeur locative et précarité

La cour détermine le point de départ de l’indemnité en le faisant coïncider avec le départ contraint de l’appelante (A), puis procède à l’évaluation de son montant selon la méthode usuelle (B).

A. La fixation du point de départ au jour du départ contraint

L’intimé soutenait que l’indemnité ne pouvait courir qu’à compter de la remise effective des clés par l’appelante, seul événement susceptible selon lui de caractériser une jouissance privative. La cour écarte cette argumentation en jugeant que « la détention d’un jeu de clefs par Mme [R] est en l’espèce sans incidence sur le principe de l’indemnité d’occupation due par M. [C] ».

Cette solution procède d’une approche réaliste de la notion de jouissance privative. La cour refuse de s’en tenir à un critère purement formel tenant à la possession matérielle des clés pour privilégier l’examen concret des conditions d’accès au bien. Dès lors que l’occupant a, par son comportement, rendu impossible la cohabitation puis l’accès au logement, le point de départ de l’indemnité coïncide logiquement avec le départ de l’indivisaire évincé.

En retenant la date du 15 mars 2023, la cour fait ainsi remonter l’obligation indemnitaire au jour même où l’appelante a été contrainte de quitter le domicile du fait du harcèlement subi.

B. L’application de l’abattement pour précarité sur la valeur locative

La cour expose la méthode usuelle de calcul de l’indemnité d’occupation : celle-ci est déterminée « en fonction de la valeur locative de ce bien telle qu’elle se dégage des éléments de comparaison pour des biens comparables situés dans un environnement le plus proche possible ». Sur cette valeur locative, « est d’habitude pratiqué un abattement de l’ordre de 20% afin de tenir compte des particularités de la situation de l’indivisaire par rapport à une situation locative ».

La cour justifie cet abattement par les différences de régime entre l’indivisaire occupant et un locataire classique, ce dernier bénéficiant d’un statut protecteur quant à la durée du bail, aux conditions de renouvellement et aux obligations du bailleur. L’indivisaire occupant ne dispose pas de ces garanties, ce qui justifie une minoration de l’indemnité par rapport à un loyer de marché.

En l’espèce, sur la base d’une estimation locative moyenne de 2 150 euros mensuels, la cour fixe l’indemnité à 1 720 euros après application de l’abattement de 20 %. L’intimé sollicitait à titre subsidiaire ce même montant, de sorte que la cour fait droit à ses prétentions alternatives tout en accueillant le principe de la demande adverse.

Cette décision illustre l’équilibre recherché par la jurisprudence entre la protection des droits du coindivisaire évincé et la prise en compte de la situation particulière de l’occupant, qui ne tire pas de son occupation les mêmes avantages qu’un locataire titulaire d’un bail.

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Hassan KOHEN
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