Cour d’appel de Rouen, le 4 septembre 2025, n°24/00966

La Cour d’appel de Rouen, 4 septembre 2025, se prononce sur la qualification d’une prise d’acte et sur plusieurs prétentions salariales connexes. Le litige naît d’une relation de travail débutée en 2020, marquée par des dépassements horaires allégués, une organisation défaillante et une dégradation de l’état de santé. Un arrêt de travail intervient le 3 avril 2023, reconnu d’origine professionnelle, puis la prise d’acte est notifiée le 25 août 2023. Le Conseil de prud’hommes d’Évreux, 13 février 2024, a assimilé la prise d’acte à une démission et a rejeté l’essentiel des demandes. L’appel porte sur ces chefs, la question reconventionnelle de préavis ayant été jugée séparément, sans être dévolue.

Devant la Cour d’appel de Rouen, le salarié réclame un rappel d’heures supplémentaires, un repos compensateur, des dommages et intérêts pour travail dissimulé, et la requalification de la prise d’acte. L’employeur conteste les dépassements autorisés, critique les pièces de décompte et nie tout manquement empêchant la poursuite du contrat. La question centrale concerne les conditions d’une requalification de la prise d’acte, à l’aune du régime probatoire des heures supplémentaires et de l’obligation de sécurité. La cour retient d’importantes heures supplémentaires, caractérise l’élément intentionnel du travail dissimulé, écarte le harcèlement, et requalifie la rupture. Elle énonce notamment que « Ces manquements sont suffisamment graves pour empêcher la poursuite du contrat de travail et donc justifier la prise d’acte du salarié, notifiée par courrier du 25 août 2023. »

I) L’appréciation des heures supplémentaires et l’ouverture des droits afférents

A. Le régime probatoire aménagé et sa mise en œuvre
Le cœur du raisonnement se fonde sur le mécanisme probatoire spécifique des articles L.3171‑2 à L.3171‑4 du code du travail. La décision rappelle avec précision la répartition des charges et la méthode de conviction. Elle énonce ainsi: « Il résulte des articles L. 3171-2 à L. 3171-4 du code du travail, qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Le juge forme sa conviction en tenant compte de l’ensemble de ces éléments. Après analyse des pièces produites par l’une et l’autre des parties, dans l’hypothèse où il retient l’existence d’heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l’importance de celles-ci et fixe les créances salariales s’y rapportant. »

Le salarié produit un tableau détaillé, un agenda et des attestations décrivant l’amplitude inhabituelle, complétés par une volumineuse correspondance opérationnelle. L’employeur, qui devait assurer le contrôle, n’apporte pas d’éléments objectifs équivalents, ni d’alertes managériales cohérentes avec les contraintes alléguées. La cour en tire une conviction motivée, affirmant que « Au vu des éléments produits de part et d’autre, et sans qu’il soit besoin d’une mesure d’instruction, la cour a la conviction au sens du texte précité que le salarié a effectué les heures supplémentaires non rémunérées mais dans des proportions moindres que celle sollicitée. » L’appréciation opère un tri minutieux, neutralise les discordances pertinentes et retient un quantum significatif sur quatre exercices.

B. L’évaluation souveraine et l’accès au repos compensateur
L’extrait déjà cité souligne que le juge « évalue souverainement » l’importance des heures et fixe les créances. Cette souveraineté éclaire les ajustements opérés par la cour, justifiés par les pièces et par la cohérence d’ensemble du faisceau probatoire. L’analyse articulée à l’agenda, aux courriels et aux attestations fonde une réduction raisonnée, sans fragiliser la réalité structurelle des dépassements.

L’ouverture du repos compensateur découle mécaniquement du dépassement du contingent, calculé par exercice annuel. La cour applique la grille légale et conventionnelle, retient l’exigibilité corrélative des congés payés afférents, et indemnise l’impossibilité de prise effective. La solution est classique. Elle s’inscrit dans une logique de prévention de l’usure et de restauration du droit au repos, entendu comme garde‑fou du temps de travail et de la sécurité.

II) L’obligation de sécurité, la dissimulation d’emploi et la requalification de la rupture

A. La caractérisation des manquements graves
L’instruction du dossier met en évidence une surcharge persistante, une sollicitation sur des périodes de repos et une absence d’organisation préventive adaptée. La cour constate, au regard des échanges et des alertes, un défaut de mesures effectives de protection. Elle tranche nettement que « Il s’ensuit que l’employeur a manqué à son obligation de sécurité. »

La dégradation de la santé et l’ampleur des dépassements convergent vers l’empêchement de la poursuite du contrat. Cette inexécution substantielle des obligations essentielles a rompu la confiance nécessaire. La cour formule alors une affirmation décisive: « Ces manquements sont suffisamment graves pour empêcher la poursuite du contrat de travail et donc justifier la prise d’acte du salarié, notifiée par courrier du 25 août 2023. » Parallèlement, la décision retient l’élément intentionnel de la dissimulation d’emploi, considérant que l’employeur ne pouvait ignorer l’amplitude réelle: « Il convient de considérer que l’élément intentionnel de la dissimulation d’emploi est caractérisé. »

La conséquence indemnitaire est rappelée en termes clairs, incluant la méthode de calcul au plus près de la rupture: « En cas de rupture de la relation de travail, le salarié auquel l’employeur a eu recours en violation de l’interdiction de travail dissimulé a droit à une indemnité égale à 6 mois de salaire, indemnité calculée en prenant en compte les heures supplémentaires accomplies dans les six mois précédent la rupture. » L’ensemble conforte l’assise normative de la réparation.

B. Les effets de la rupture et le rejet des prétentions accessoires
La requalification s’impose alors logiquement, en l’absence de harcèlement établi mais au vu des manquements graves. La cour consacre la solution dans une formule de principe tirée du dispositif: « Dit que la prise d’acte de la rupture du contrat de travail produit les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, » entraînant les indemnités conventionnelles et le préavis, outre des dommages et intérêts appréciés selon les critères légaux. La cohérence du quantum retenu traduit la prise en compte de l’ancienneté, de la rémunération et des conséquences de la rupture.

Les demandes accessoires sont appréciées avec mesure, dans le respect du non‑cumul et de la non‑double indemnisation. La prétention autonome relative aux congés payés supplémentaires est écartée, ces journées ayant déjà été intégrées dans le calcul des heures supplémentaires indemnisées. La demande pour harcèlement moral est rejetée, faute d’éléments suffisamment précis laissant supposer des agissements répétés. L’injonction de remise des documents de fin de contrat est ordonnée, sans contrainte pécuniaire additionnelle, conformément à l’économie du litige: « il n’apparait pas nécessaire d’assortir cette injonction d’une astreinte. »

Cette décision articule avec rigueur trois volets solidaires: un contrôle probatoire exigeant des heures supplémentaires, la sanction d’un manquement à la sécurité et l’indemnisation d’une dissimulation d’emploi caractérisée. L’ensemble justifie la requalification de la rupture et précise utilement la portée des droits afférents, dans un cadre probatoire et préventif désormais bien balisé.

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Hassan KOHEN
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