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Le droit du dommage corporel constitue un domaine où la réparation intégrale du préjudice se heurte aux exigences probatoires. Le tribunal judiciaire d’Evreux, dans un jugement rendu le 13 juin 2025, illustre cette tension entre la volonté d’indemniser pleinement la victime et la nécessité de caractériser le lien de causalité entre l’accident et chaque chef de préjudice.
Un homme a été victime d’un accident de la circulation le 11 juin 2020, impliquant un véhicule assuré auprès d’une compagnie d’assurance. L’accident a provoqué une contusion de l’épaule gauche avec entorse acromio-claviculaire, laissant des séquelles consistant en une épaule douloureuse, des dorso-lombalgies et une raideur modérée du rachis lombaire. Une expertise amiable a été réalisée et le rapport établi le 4 février 2022 a fixé la consolidation au 22 septembre 2021, retenant un déficit fonctionnel permanent de 6 %.
En l’absence d’accord sur l’indemnisation, la victime a assigné le conducteur responsable, son assureur et la caisse primaire d’assurance maladie devant le tribunal judiciaire d’Evreux. Le demandeur sollicitait notamment l’indemnisation de sa perte de gains professionnels futurs au titre de la diminution de sa prime d’activité, ainsi qu’une incidence professionnelle liée à la pénibilité accrue dans l’exercice de son travail. Il réclamait également la réparation de son préjudice d’agrément résultant de l’impossibilité de reprendre la pratique de l’aïkido. L’assureur contestait ces demandes, faisant valoir l’absence de lien de causalité entre les séquelles de l’accident et les préjudices allégués.
La question posée au tribunal était de déterminer dans quelle mesure les séquelles d’un accident de la circulation peuvent justifier l’indemnisation de préjudices professionnels et d’agrément lorsque la victime présentait un état antérieur et que l’expertise médicale évoque une origine multifactorielle.
Le tribunal a rejeté les demandes au titre de la perte de gains professionnels futurs et de l’incidence professionnelle, faute pour la victime de démontrer le lien de causalité entre ses séquelles et ses pertes économiques. En revanche, il a accueilli partiellement la demande au titre du préjudice d’agrément, considérant que la raideur de l’épaule gauche limitait la pratique de l’aïkido.
Cette décision invite à examiner successivement l’exigence probatoire dans l’indemnisation des préjudices professionnels (I), puis la reconnaissance du préjudice d’agrément malgré un contexte multifactoriel (II).
I. L’exigence probatoire dans l’indemnisation des préjudices professionnels
Le tribunal adopte une position rigoureuse quant à la démonstration du lien de causalité entre les séquelles accidentelles et les pertes économiques alléguées (A), tout en rappelant l’incidence de l’état antérieur sur l’appréciation de l’incidence professionnelle (B).
A. Le rejet de la perte de gains professionnels futurs faute de lien causal établi
Le demandeur sollicitait une somme de 20 923,20 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs, arguant que sa prime d’activité avait diminué de 200 euros mensuels depuis l’accident. Le tribunal rejette cette demande en relevant qu’il « ne démontre pas que la diminution de la prime d’activité est consécutive à une baisse de sa productivité en lien avec les séquelles conservées ».
Cette exigence probatoire s’inscrit dans la logique du principe de réparation intégrale qui suppose que seul le préjudice directement causé par le fait générateur puisse donner lieu à indemnisation. Le tribunal s’appuie sur l’expertise médicale qui retient que « la survenance de l’accident n’a pas eu d’incidence sur le retour à l’emploi » de la victime. Cette constatation médicale prive le demandeur de la possibilité de démontrer une perte économique future imputable à l’accident.
La décision met en lumière la difficulté pour les victimes de prouver l’existence d’un préjudice économique lorsque l’expertise médicale ne conclut pas à une incapacité professionnelle. La charge de la preuve pèse sur le demandeur qui doit établir non seulement la réalité de la perte de revenus, mais également son lien direct avec les séquelles accidentelles.
B. L’exclusion de l’incidence professionnelle en présence d’un état antérieur
Le demandeur réclamait 15 000 euros au titre de l’incidence professionnelle, invoquant une pénibilité accrue et une gêne dans l’exercice de son activité. Le tribunal rejette cette demande en soulignant qu’« aucun élément ne permet de déterminer que cette gêne a eu une conséquence professionnelle ».
La motivation du tribunal révèle l’importance de l’état antérieur dans l’appréciation de ce poste de préjudice. L’expertise médicale relevait que « l’aménagement de poste dont bénéficie [la victime] est lié à un état antérieur ». Le demandeur bénéficiait avant l’accident d’un aménagement pérenne pour rachialgies. Cette circonstance rend difficile l’imputation à l’accident d’une pénibilité professionnelle qui préexistait.
Cette approche traduit une application stricte du principe d’équivalence des conditions. Lorsque l’état antérieur contribuait déjà à une gêne professionnelle, la victime doit démontrer une aggravation spécifiquement imputable à l’accident. À défaut d’éléments probants sur ce point, le tribunal refuse toute indemnisation au titre de l’incidence professionnelle.
II. La reconnaissance du préjudice d’agrément malgré un contexte multifactoriel
Le tribunal adopte une approche plus souple concernant le préjudice d’agrément, en caractérisant une limitation à la pratique sportive (A), tout en modulant l’indemnisation au regard du contexte multifactoriel évoqué par l’expertise (B).
A. La caractérisation d’une limitation objective à la pratique sportive
Le demandeur sollicitait 4 000 euros au titre du préjudice d’agrément, invoquant l’impossibilité de reprendre la pratique de l’aïkido qu’il exerçait depuis 2013. L’assureur contestait cette demande en soulignant que l’expertise médicale évoquait des « raisons multifactorielles » quant à l’arrêt de cette activité.
Le tribunal accueille partiellement cette demande en relevant que le demandeur « conserve une raideur de l’épaule gauche incontestablement liée aux blessures en suite de l’accident ». Il ajoute que « la pratique d’un art martial sollicitant l’ensemble des membres est à tout le moins limitée par cette raideur ».
Cette motivation témoigne d’une approche pragmatique du lien de causalité. Le tribunal ne cherche pas à établir que l’accident constitue la cause exclusive de l’arrêt de l’activité sportive. Il se contente de constater que les séquelles accidentelles créent une limitation objective à cette pratique. Cette méthode permet de reconnaître le préjudice d’agrément même lorsque d’autres facteurs ont pu contribuer à l’impossibilité de reprendre l’activité.
Le jugement rappelle également les conditions de reconnaissance de ce poste de préjudice en soulignant que « l’indemnisation d’un préjudice d’agrément vise à réparer un empêchement ou une limitation quant à la pratique d’activités antérieures ». La victime avait produit ses licences sportives attestant d’une pratique régulière jusqu’à l’accident.
B. La modulation de l’indemnisation au regard du contexte multifactoriel
Le tribunal octroie une somme de 2 000 euros au titre du préjudice d’agrément, soit la moitié de ce qui était demandé. Cette modulation trouve son explication dans le contexte multifactoriel relevé par l’expertise médicale.
Le jugement reconnaît que « l’expertise médicale manque de précisions quant au lien de causalité entre les séquelles de l’accident subi et son incapacité à reprendre une activité sportive ». Il relève également que la victime « présentait un état antérieur à la survenance de l’accident, à savoir qu’il a été sujet à deux hernies discales lombaires ».
Cette réduction de l’indemnisation traduit une prise en compte de l’incertitude causale sans pour autant priver la victime de toute réparation. Le tribunal opère ainsi un partage implicite de la causalité entre les séquelles accidentelles et l’état antérieur. Cette solution présente l’avantage de ne pas faire supporter à la victime l’intégralité du risque probatoire lorsque les éléments médicaux sont insuffisamment précis.
La décision illustre la marge d’appréciation dont dispose le juge du fond dans l’évaluation du préjudice d’agrément. Contrairement aux préjudices professionnels où le tribunal a exigé une démonstration rigoureuse du lien causal, le préjudice d’agrément fait l’objet d’une appréciation plus souple qui tient compte de la réalité d’une limitation fonctionnelle objectivement constatée.