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L’ordonnance rendue le 16 juin 2025 par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Meaux s’inscrit dans un contentieux de concurrence déloyale impliquant une société spécialisée dans l’immobilier et l’un de ses anciens mandataires indépendants. Cette décision illustre les limites procédurales opposables aux stratégies dilatoires dans un contexte de litiges multiples.
Une société exploitant un réseau national de mandataires immobiliers indépendants a assigné une ancienne mandataire ayant quitté le réseau en novembre 2023 après y avoir adhéré en mars 2019. La demanderesse reproche à la défenderesse des actes de concurrence déloyale sous forme de débauchage fautif et réclame plus de deux millions cinq cent mille euros de dommages et intérêts. La défenderesse a rejoint une société concurrente, tout comme plusieurs autres mandataires du même réseau, parrains ou filleuls directs ou indirects de l’intéressée.
En première instance, devant le juge de la mise en état, la défenderesse a soulevé plusieurs incidents. Elle sollicitait principalement un sursis à statuer dans l’attente de l’issue de multiples procédures connexes opposant la même demanderesse à la société concurrente et à d’autres anciens mandataires devant les tribunaux de commerce de Melun, judiciaires de Montpellier, Bobigny, Melun et Évry. Subsidiairement, elle invoquait la connexité au sens de l’article 101 du code de procédure civile pour obtenir le dessaisissement au profit du tribunal judiciaire de Melun. Elle réclamait également dix mille euros pour abus de procédure.
La société demanderesse concluait au rejet de l’ensemble de ces demandes, sollicitant une injonction de conclure au fond et une condamnation au titre des frais irrépétibles.
Le juge de la mise en état devait déterminer s’il convenait d’ordonner un sursis à statuer en présence de litiges multiples présentant des similitudes factuelles, si la connexité pouvait être retenue malgré la pluralité de juridictions saisies, et si la demande indemnitaire pour abus de procédure relevait de sa compétence.
Le magistrat a rejeté l’ensemble des demandes de la défenderesse. Il a considéré que les fautes invoquées devaient être examinées individuellement pour chaque défendeur et que les décisions rendues dans les autres dossiers n’auraient pas d’incidence sur l’appréciation de la faute dans la présente affaire. Concernant la connexité, il a rappelé que le dessaisissement ne pouvait être demandé lorsque plus de deux juridictions étaient saisies. Enfin, il a déclaré la demande indemnitaire hors de sa compétence.
Cette ordonnance présente un double intérêt. Elle rappelle les conditions strictes du sursis à statuer et de la connexité dans un contexte de litiges en série. Elle précise également les contours de la compétence du juge de la mise en état en matière de demandes indemnitaires. Le refus du sursis à statuer manifeste une approche individualiste de la responsabilité délictuelle (I), tandis que l’impossibilité de la connexité révèle les limites procédurales face à la multiplication des instances (II).
I. Le refus du sursis à statuer : une appréciation individualisée de la responsabilité délictuelle
Le juge de la mise en état écarte le sursis sollicité en affirmant la nécessité d’un examen factuel distinct pour chaque défendeur (A), tout en préservant le contrôle ultérieur du préjudice par les juges du fond (B).
A. L’exigence d’un examen factuel propre à chaque défendeur
Le magistrat fonde son refus sur le caractère discrétionnaire du sursis à statuer lorsque celui-ci n’est pas imposé par la loi. L’article 378 du code de procédure civile dispose que « la décision de sursis suspend le cours de l’instance pour le temps ou jusqu’à la survenance de l’événement qu’elle détermine ». En l’absence d’obligation légale, le juge apprécie librement l’opportunité de cette mesure au regard de la bonne administration de la justice.
L’ordonnance énonce que « les fautes invoquées doivent être examinées factuellement pour chaque défendeur et les décisions rendues dans les autres dossiers n’auront pas d’incidence sur l’appréciation de la faute dans la présente affaire ». Cette motivation traduit une conception strictement personnelle de la responsabilité civile délictuelle. Chaque comportement prétendument fautif doit être analysé au regard des circonstances propres à son auteur.
Cette approche s’inscrit dans la jurisprudence constante en matière de concurrence déloyale. La faute s’apprécie in concreto, au regard des agissements spécifiques de chaque opérateur économique. Le fait que plusieurs anciens mandataires aient rejoint le même concurrent ne suffit pas à créer une communauté de destin procédural.
B. La préservation du contrôle du préjudice par les juges du fond
Le juge de la mise en état ajoute qu’« il reviendra à la demanderesse de justifier du préjudice spécifiquement causé selon elle par chaque défendeur dans chaque dossier, sans pouvoir formuler de double indemnisation du même préjudice ». Cette précision anticipe une difficulté substantielle du contentieux.
En effet, lorsqu’une même société engage des procédures distinctes contre plusieurs anciens collaborateurs pour des faits similaires, le risque de double indemnisation existe. Le préjudice allégué pourrait être artificiellement démultiplié si chaque défendeur était condamné à réparer l’intégralité du dommage subi par la demanderesse.
Le magistrat renvoie expressément cette question aux juges du fond. Cette réserve de compétence est conforme à l’office du juge de la mise en état, qui ne statue pas sur le bien-fondé des prétentions mais sur les seuls incidents de procédure. Néanmoins, cette mention constitue un avertissement implicite quant à la nécessité pour la demanderesse de ventiler précisément son préjudice entre les différents défendeurs.
II. L’impossibilité de la connexité : les limites procédurales face à la multiplication des instances
Le rejet de l’exception de connexité repose sur l’application littérale de l’article 101 du code de procédure civile (A), illustrant les difficultés pratiques engendrées par les contentieux sériels (B).
A. L’application stricte de l’article 101 du code de procédure civile
L’article 101 du code de procédure civile permet à une juridiction de se dessaisir au profit d’une autre lorsqu’un lien entre les affaires justifie qu’elles soient instruites et jugées ensemble. Toutefois, le texte précise que « le dessaisissement ne peut être demandé sur ce fondement lorsque plus de deux juridictions sont saisies ».
Le juge constate que « les parties s’accordent sur le fait et il ressort des pièces que plusieurs juridictions ont été saisies, notamment les Tribunaux judiciaires de Bobigny, Montpellier et Évry ». La pluralité de juridictions saisies fait obstacle de plein droit à l’exception de connexité, indépendamment de l’intensité du lien entre les affaires.
Cette règle procédurale s’explique par l’impossibilité pratique de déterminer quelle juridiction devrait connaître de l’ensemble des litiges lorsque plus de deux sont saisies. Le législateur a préféré exclure le mécanisme plutôt que de laisser au juge un pouvoir d’appréciation source d’insécurité juridique.
B. Les difficultés pratiques des contentieux sériels
L’ordonnance révèle une stratégie contentieuse consistant à multiplier les assignations individuelles devant différentes juridictions territorialement compétentes. Cette approche présente des avantages pour le demandeur, qui évite ainsi la concentration des moyens de défense et empêche toute jonction des instances.
Pour les défendeurs, cette dispersion crée une situation défavorable. Chacun supporte individuellement les frais de sa défense sans pouvoir mutualiser les arguments juridiques ni bénéficier d’une appréciation globale du comportement de la demanderesse. La demande de sursis visait précisément à pallier cet inconvénient en permettant d’attendre les premières décisions pour en tirer des enseignements.
Le juge écarte également la demande de condamnation pour abus de procédure en rappelant que cette « demande indemnitaire ne relève pas de la compétence du juge de la mise en état ». Cette incompétence, fondée sur l’article 789 du code de procédure civile, laisse la défenderesse sans recours immédiat contre ce qu’elle considère comme un comportement procédural abusif. Seul le tribunal, statuant au fond, pourra le cas échéant sanctionner un tel abus, ce qui diffère nécessairement l’examen de cette prétention.